Quelle est la thématique du spectacle 37 Cielskaïa ?
Le spectacle parle de mon histoire familiale. Ma grand-mère est née dans un petit village de Pologne en 1925. Durant la seconde guerre mondiale, elle a été déportée dans une ferme de travail en Allemagne. Il se trouve que mon grand-père, qui est vendéen, a été déporté dans cette même ferme. Ils sont tombés amoureux. Elle est tombée enceinte de ma mère et a accouché au moment de la libération en Pologne. Par la suite, les conférences de Yalta et Potsdam ont retracé les frontières telles qu’on les connaît aujourd’hui, et ma grand-mère n’a jamais pu retourner dans son village. Elle est arrivée en France avec mon grand-père et a eu plusieurs correspondances avec sa famille restée là-bas. Mais peu à peu, au fil des années, ils se sont oubliés. Et à partir des années 2000, j’ai entrepris des recherches pour retrouver cette famille qui se trouve dans l’actuelle Biélorussie. C’est cette histoire que j’avais envie de raconter.
Est-ce que renouer avec cette histoire familiale a été difficile ?
Non, ça n’a pas été difficile. C’est une quête qui aboutit à quelque chose de joyeux puisque j’ai retrouvé cette famille et reconstruit une part de l’histoire de ma mère, de ma grand-mère. C’est une façon de réconcilier des temps, des distances et des histoires, près de soixante-dix ans après. Par une succession de hasards, j’ai fini par retrouver le village et la maison de ma grand-mère, c’est-à-dire le 37 Cielskaïa, le nom du spectacle. Lorsque je suis arrivé et que j’ai retrouvé la cousine de ma mère, on s’est reconnu, comme si on se connaissait déjà. Et derrière, on découvre la réalité : qu’est-ce qui fait que ma grand-mère n’est pas retournée chez elle ? Où était-elle en captivité ? Dans quelles conditions a-t-elle accouché de ma mère ?
Alors à partir de cette petite histoire, on déplie une grande histoire. Et la grande histoire est tragique : elle est faite de massacres, de guerres, de familles déchirées et de viols. Ce qui rappelle hélas quelque chose qui se passe actuellement à l’Est. Elle est faite de migrations aussi : il y a quinze millions de migrants au moment de cette seconde guerre mondiale, au moment où ma grand-mère migre elle aussi. D’un seul coup, la petite histoire et la grande histoire viennent s’entremêler de manière inextricable.
Comment articuler l’histoire personnelle et la grande histoire ?
D’abord, j’ai travaillé avec un historien de l’Université de Nantes qui est spécialiste de cette période et de l’Europe. Il a pu m’expliquer les enjeux géopolitiques. Il y a beaucoup de choses que j’ignorais complètement. Il a mis en lumière des choses tragiques sur la réalité de la guerre. Et j’ai fait une commande d’écriture à un auteur qui est passionné d’histoire : Alexandre Koutchevsky. J’avais ces deux guides qui permettaient de s’assurer que ce n’était pas simplement « la jolie petite histoire de Guillaume Gatteau qui retrouve sa famille » et que ça viendrait aborder des questions plus vastes.
Quel travail visuel a été fait à partir de cette histoire ? Comment la mettre en scène au plateau ?
La commande faite à Alexandre Koutchevsky est une commande de fiction. Je lui ai dit de s’appuyer sur mon histoire pour en écrire une fiction plus universelle : à mesure qu’Alexandre écrivait et que je mettais en scène cette histoire, je me suis dit que tout ce qui ramenait strictement à ma famille ne fonctionnait pas forcément. Peu à peu, les matériaux intimes s’éloignent de la représentation théâtrale pour, j’espère, laisser place à quelque chose de plus universel.
Je ne souhaitais pas refaire la Biélorussie au plateau, donc on vise plutôt à suggérer. Le scénographe avec lequel je travaille, Tim Northam, est beaucoup dans ce travail de suggestion et d’épure pour laisser une grande place à l’imaginaire. L’autre endroit de la suggestion, c’est la vidéo, avec Tommy Poisson. C’est la première fois que je travaille avec la vidéo. Ça permet de donner de la distance au plateau. De la même manière, l’auteur m’a aidé à me détacher de mon histoire personnelle. Il ment sur ce que j’ai vécu. Mais ce mensonge au plateau est plus intéressant que ma vérité. La théâtralité n’a pas forcément à voir avec la vérité ou la réalité.
Qu’est-ce qui transparaît de cette histoire à la fois « joyeuse » et « tragique » ?
Je ne le sais pas encore complètement, parce qu’on est encore dans la création. Mais plusieurs choses transparaissent déjà. D’abord, il y a la joie que les comédiens ont de défendre ce spectacle et l’histoire que je leur ai racontée. J’ai choisi les comédiens parce que j’avais envie que ce soit eux qui racontent cette histoire. Je me suis beaucoup livré et ils se sont emparés de cette histoire tout comme de l’écriture d’Alexandre. Leur geste au plateau est joyeux quand bien même ce sont des scènes dramatiques. Le jour où j’ai retrouvé la cousine de ma mère, Frania, on s’est tombés dans les bras comme si on s’était perdus de vue la veille. Cette joie, je veux qu’elle soit au plateau.
En même temps, les questions de la guerre et de l’enfance déchirée sont abordées. Il y a des moments émouvants et difficiles. Mais je voulais de l’horizon, de la lumière et de la réconciliation dans le spectacle. Encore aujourd’hui avec ce qui se passe en Ukraine (et ailleurs), on voit qu’il faut se réconcilier.