Pourquoi avoir choisi de reprendre des pièces de Beckett ? Et pourquoi tout spécialement ce triptyque : Catastrophe / Fragment de théâtre / Acte sans paroles ?
En fait, je sortais d'un seul en scène que j'avais écrit, qui m'avait pris pas mal de temps et qui avait bien tourné. Je me demandais comment repartir sur un projet différent et je me suis dit que j'allais prendre un texte d'auteur, ce que je n'avais pas beaucoup fait. Je cherchais un truc assez radical et précis, quelque chose qui me donne vite des directions. J'ai repensé à Samuel Beckett : il faisait partie de mes premières amours au théâtre. Ça avait été un choc quand j'avais découvert son travail au conservatoire. Je l'ai relu et je me suis rendu compte de la force de l'écriture et de la richesse de son œuvre, parce qu'il a fait tellement de choses... Il était traducteur, romancier, il a écrit pour la télé et la radio, il a fait des performances pour la danse, il a vraiment été quelqu'un d'assez touche-à-tout. Et tout ce que je relisais, je trouvais ça très solide, très beau. Mais je ne voulais pas partir sur ses grandes pièces qui ont déjà été souvent portées au plateau, comme En attendant Godot ou Fin de partie.
Avec ses petites pièces courtes, j'ai eu un premier choc. Je tombe d'abord sur Acte sans paroles qui est une pièce... sans paroles [rires] et que je trouvais super. Ça répondait exactement à ce que je voulais : il y avait quelque chose de très explicite pour le metteur en scène et pour l'interprète puisque cette pièce n'est faite que d'indications scéniques. C'est une partition précise, rigoureuse, un bel hommage à la pantomime. Il l'a écrite dans les années 50 pour un danseur. Et ça fait appel à beaucoup de machinerie de théâtre aussi. Il y avait un petit défi technique qui était lancé à celui qui avait envie de s'en emparer. Puis j'en ai discuté, notamment avec Le Grand T, qui a trouvé le projet intéressant.
Les pièces courtes de Beckett font à peu près une demi-heure donc il fallait étoffer, en lire d'autres. J'ai appelé Yvon Lapous, qui est un comédien nantais que j'aime beaucoup. Ensemble, on a relu ces pièces courtes et on en a choisi deux autres qui sont venues compléter intelligemment la première. On a trouvé Fragment de théâtre et Catastrophe qui sont deux pièces un peu différentes.
Je trouve que la pensée de Beckett résonne très fort en ce moment. Tout son travail autour de l'inutilité de la réussite par exemple est très intéressant. Il nous dit que réussir, ça ne veut pas dire grand-chose. Si on achève quelque chose, ça veut dire qu'on arrive à un point mort, fixe, ça ne veut rien dire. Notamment au regard de notre époque qui commence à regarder du côté de la décroissance et qui commence à réfléchir sur sa consommation, sur le rapport au monde et à la place de l'homme dans tout ça... Beckett avait déjà dit ça depuis le début. C'était déjà son cheval de bataille. Dans Acte sans paroles, on voit un homme se bagarrer avec une nature qui lui est envoyée depuis les cintres, on ne sait pas trop par qui : ça pourrait être Dieu, le régisseur du théâtre, un machiniste ou un metteur en scène capricieux. Il ne va jamais pouvoir s'en emparer. Les choses qu'on lui envoie sont des choses simples - un arbre, de l'eau - et il va vouloir se bagarrer : par exemple pour attraper une petite carafe d'eau qui est à 3m du sol. Il y avait des images assez fortes qui résonnaient bien, presque écologiquement.
Surtout, il y a un humour chez Beckett qui m'avait frappé dès les premières fois. J'avais découvert En attendant Godot au conservatoire, j'étais persuadé que c'était un auteur comique, c'était drôle de bout en bout. Après, on se rend compte que c'est un rire plus profond que ça... Beckett dit qu'il n'y a plus qu'à en rire : on se rend compte qu'on ne comprendra rien, qu'on ne sera maître de rien mais qu’à la fin, il n'y a toujours plus qu'à en rire. Je trouve cette conclusion très forte. L'humour, c'est une arme que je manie depuis toujours, que j'ai toujours mise dans mon travail. Donc là il y avait tout ! Il y avait une vraie pensée puissante, forte, il y avait un petit défi technique, il y avait un truc très original avec des formats bizarres, une rigueur, un dépouillement aussi avec un plateau désertique, un éclairage éblouissant, et en plus de l'humour.
Dans ce triptyque, y avait-il l'idée de manier des formes artistiques différentes ? Comment ce choix s’est-il fait ?
La première pièce est un solo et les deux autres sont des duos. L'idée était de montrer un panel, de faire redécouvrir Beckett et de montrer la richesse de l'écriture de cet homme-là qui a écrit du milieu des années 40 jusque dans les années 80. Un parcours d'écrivain du 20e siècle très intéressant. Les deux premières pièces se situent dans les années 50-60, la dernière a été écrite dans les années 80. Dans Acte sans paroles, il y a l'intérêt que porte Beckett au corps : c'est un hommage au burlesque. On voit aussi tout l'amour qu'il porte à Charlie Chaplin, à Buster Keaton, aux Marx Brothers. On pose un objet, on se retourne, et puis il n'est plus là. Le pur gag ! Les deux autres pièces sont plus dialoguées, plus écrites. On se rend alors compte de la force de l'écriture de Beckett : chaque mot est pesé, choisi, tout a été pensé au plus juste, au plus économique.
Catastrophe, la dernière pièce, est plus récente. C'est sans doute une des pièces les plus directement politiques de Beckett. Il l'a dédié à Václav Havel qui, à l'époque, était emprisonné. Beckett s'est toujours défendu du côté politique mais cette pièce parle quand même de dictature et d'un fonctionnement autoritaire dans le travail. Elle se passe dans le milieu du théâtre. On y voit un metteur en scène et son assistante travailler sur une image. Et cette répétition rapide - puisque le metteur en scène a peu de temps à accorder et qu'il va faire courir son assistante - va virer à la séance de torture. Le comédien n'a pas son mot à dire : on ne lui parle jamais ou on parle de lui comme un objet.
Je trouvais que ces trois pièces ensemble donnaient une belle vision de Beckett et de son travail en général. Pour quelqu'un qui connaît bien Beckett, c'est une façon de venir voir des pièces plutôt inédites. Pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas Beckett, ou qui pourrait avoir une appréhension, c'est une bonne façon de rentrer dans son univers, comme une petite soirée court-métrages.